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Géorgie : le rôle de la Russie en Abkhazie (janvier 2005)


INTERVIEW DE CYRILLE GLOAGUEN, SPÉCIALISTE DES QUESTIONS RUSSES
dimanche 23 janvier 2005

Cyrille Gloaguen est spécialiste des questions militaires et de sécurité russes à l'Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris VIII) et ancien collaborateur de la Mission d'Observation des Nations Unies en Géorgie (MONUG).

Interview recueillie par Claire Delessard, Géorgie+

Comment les Russes peuvent-ils encore faire des erreurs stratégiques aussi importantes que celles que la crise abkhaze a révélées : soutenir politiquement, économiquement, voire militairement, un candidat aux présidentielles et voir l'opposition gagner ?

Selon la logique russe, il ne me semble pas que Moscou ait fait d'erreur. Pendant toute la période de crise entre les deux tours des présidentielles, V. Poutine n'a jamais perdu la main. Il a évité une guerre civile en Abkhazie, sa principale hantise, qui aurait déstabilisé la haute région caucasienne et a obtenu que R. Khadjimba soit nommé vice-président.

Il est vrai que la pression russe envers S. Bagapsh a une nouvelle fois donné du Kremlin, en Europe et aux Etats-Unis, une image très négative. V. Poutine n'en a cure visiblement. Il sait que l'Europe, les Etats-Unis, l'OSCE et les Nations Unies ne s'engageront pas autrement qu'avec des mots ou par la voie diplomatique.

V. Poutine sait aussi que le problème abkhaze peut se régler entre Russie et Géorgie. Même si Moscou venait à abandonner sa politique de soutien à Soukhoumi, ce geste ne serait pas suffisant pour ramener la paix. On ne souligne jamais assez que les Abkhazes, et eux seuls, ont recherché l'aide de la Russie. Ils sont maîtres de leur destin et de celui de leur région, paix ou guerre, indépendance, fédération, rattachement à la Russie. Bien entendu Moscou a joué leur jeu en les aidant, voire en distribuant des passeports russes à ceux qui pouvaient se les offrir. L'attitude des Abkhazes qui voient dans la Russie leur unique protecteur contre le nationalisme géorgien n'est en rien une manipulation ou une invention de la propagande russe : c'est bien une attitude spontanée qui trouve sa source dans un sentiment ethnique fort, mais aussi dans le souvenir des violences perpétrées par les troupes géorgiennes en Abkhazie entre 1992 et 1993 (1).

Le problème, et nous touchons là au coeur du conflit, c'est que les Abkhazes ne représentent probablement pas plus d'un tiers de la population (2) qui vit sur ce territoire.

Déjà en conflit contre la Géorgie, ils se trouvent eux-mêmes incapables de faire la paix avec l'autre ethnie principale, celle des Mingréliens (3) de la région de Gali, qui elle aussi a eu à souffrir de la guerre et dont le désir de rattachement à la Géorgie n'est pas moins légitime que le désir d'indépendance ou de rattachement à la Russie formulé par les Abkhazes. La société abkhaze est donc extrêment divisée, géographiquement, ethniquement et psychologiquement. À partir de cette constatation, la Russie a cyniquement la main : le statu quo joue en faveur de ses intérêts de court terme.

Mais comment la Russie peut-elle encore croire que ses manoeuves puissent fonctionner ?

L'implication russe en Abkhazie ressemble à un meuble à tiroir ! On peut rechercher l'origine de cette implication dans la tradition soviétique d'emploi de la force dans les affaires internationales, tout comme dans ce que je nomme le "tropisme impérial russe" qui imbibe la géopolitique russe et le discours des hommes politiques (Eltsine, Primakov, Kozyrev, etc ...) et des militaires de l'état-major général depuis 1991. Ce tropisme crée une vision bien particulière de l'espace ex-soviétique : celui-ci serait un territoire sur lequel la Russie disposerait d'intérêts légitimes, de droits historiques, je cite des expressions souvent utilisées dans la presse russe, où elle jouerait un rôle spécial de garant de la paix et de la stabilité.

La doctrine militaire de novembre 1993 est la parfaite illustration de cette croyance. Derrière cette politique et cette doctrine se trouve aussi la volonté imposée par les militaires à A. Kozyrev à la fin de 1991, de défendre les frontières de la Russie à partir des frontières mêmes de la CEI plutôt que de devoir dépenser des milliards de roubles à équiper une frontière nationale trois fois plus étendue. En ce sens, pour Moscou, le territoire des pays de la CEI devient un "limes" de protection. La Biélorussie, par exemple, est ainsi incorporée au système de défense anti-aérienne de la ville de Moscou. Dans les pays frondeurs - Géorgie et Moldavie - cette politique prend la forme d'une aide aux sécessionnistes transniestre, abkhaze et sud-ossète, mais le but reste le même. La Russie n'arrive toujours pas à porter sur elle-même un regard neutre, débarassé des oripeaux glorieux du passé. Elle a conservé en politique étrangère une psychologie impérialo-soviétique et analyse toujours le monde à travers le vieux prisme de l'URSS.

Oui, mais cela n'explique pas tout.

Non, bien sûr. Dans le cas abkhaze, il faut souligner le poids des intérêts personnels de certains hommes politiques russes. Le maire de Moscou, Iouri Loujkov, ne se rend pas aujourd'hui en visite à Soukhoumi comme il ne se rendait pas hier en Adjarie avant la chute d'Abachidzé, avec un mandat du ministère russe des Affaires étrangères. Il s'y rend pour défendre ses intérêts et ceux de ses proches dans les infrastructures hôtelières de la région. Ses intérêts rejoignent ceux de la famille du président V. Ardzinba, elle aussi impliquée dans la rente hôtelière. Il y va de même de V. Jirinovski et d'autres hommes politiques russes, dont on dit à Soukhoumi qu'ils contrôlent une partie des trafics, dont celui des mandarines en provenanve d'Abkhazie. Il est donc certain que de nombreux cercles politico-mafieux, russes et abkhazes, font tout et feront tout pour s'opposer à la réintégration de l'Abkhazie dans la république géorgienne : elle porterait un coup fatal à leurs intérêts. Le monde des affaires est donc probablement l'une des clés de la politique russe dans cette région du monde.

Le tourisme russe en Abkhazie a également pris depuis trois ans des proportions que l'on n'imagine pas. Ses retombées sont immenses pour toute l'économie locale et celle de la région russe de Krasnodar. Le service de presse des gardes-frontières russes du Nord-Caucase rapporte qu'au cours du seul week-end du 7 au 8 août dernier 11.800 touristes et 6500 véhicules étaient entrés en Abkhazie par le poste de douane de Sotchi. L'économie abkhaze fait vraiment partie aujourd'hui de l'économie russe, parle le russe et utilise le rouble.

La politique de division de la Géorgie menée par Moscou vise aussi à empêcher que ce pays, carrefour stratégique, ne se constitue en pôle économique puissant et indépendant -lié aux autres pays de la région et aligné sur le bloc euro-atlantique- et vienne rejeter la Russie de son "hinterland". Ce n'est là que la reprise de la vieille tactique utilisée par les Bolchéviques après la première guerre mondiale, pour affaiblir Tbilissi ils attisèrent les différends qui opposaient les Géorgiens aux autres populations de Transcaucasie.

L'armée russe est, on le sait, très présente en Abkhazie. Comment décririez-vous leur travail et leur influence au moment de cette crise abkhaze ? Et dans les mois à venir, que peut-on attendre d'elle ?

L'armée russe - un millier d'hommes environ des forces de maintien de paix (CIS PFK) - est présente en Abkhazie depuis mai 1994, date de la signature du traité de Moscou ; cet accord a imposé l'arrêt des combats entre les troupes géorgiennes et abkhazes et a transformé, de facto, la rivière Ingourie en ligne de cessez-le-feu. Ces militaires, du détachement "sud" du groupe des forces russes en Transcaucasie, sont déployés sur deux lignes. Une première, composée d'appelés, est installée le long de l'Ingourie ; elle fait face à un dispositif russe identique côté géorgien. Une deuxième ligne , composée de soldats professionnels, s'étire le long du canal de Gali, en fait canal d'évacuation de la centrale hydroélectrique IngurHes ; dans cette zone patrouille une quarantaine d'officiers de la Mission des Nations Unies en Géorgie (MONUG).

L'armée russe possède, ou utilise, quelques centres de repos en Abkhazie. Le complexe balnéaire du centre de Soukhoumi, qui appartenait déjà à l'armée soviétique, est utilisé par les soldats russes des troupes de missiles stratégiques (RVSN) et de la défense anti-aérienne (PVO), ainsi que par leurs familles. Le centre de repos du défunt KGB, près de Gagra, est occupé par le FSB, nouveau service de sécurité intérieur russe. La base logistique de Gouadaouta, censée évacuée par les Russes suite aux accords OSCE de 1999, est affectée au soutien des forces CIS PFK.

L'armée russe ne joue cependant aucun rôle politique et n'en a jamais joué, ni pendant les présidentielles, ni avant. Elle vit cloîtrée dans ses "checkpoints" et ses centres de repos, et ne se mêle que très peu à la population. En tant que représentant du gouvernement russe, l'officier général qui commande sur place les troupes russes prend part aux discussions quadripartites entre Abkhazes, Géorgiens, Russes et Nations Unies. L'armée russe impose le cessez-le-feu, elle n'encadre pas l'armée abkhaze et ne l'aide pas à entretenir ses équipements -du moins officiellement et d'une manière visible-. Elle a payé un lourd tribu aux attaques des partisans géorgiens dans les années 90 alors qu'elle cherchait à séparer les deux belligérants.

Comment expliquez-vous le décalage entre le discours de soutien inconditionnel à R. Khadjimba tenu par Moscou avant le premier tour des élections présidentielles, et la politique de médiation mise en place au lendemain du vote qui a débouché sur une acceptation de S. Bagapsh à la présidence de la république autoproclamée d'Abkhazie ?

Il faut être clair, la crise abkhaze n'est pas due à un travail de sape de Moscou. Elle est le résultat d'une lutte de pouvoir au sein même des clans politico-mafieux abkhazes. C'est la raison qui explique que S. Bagapsh a réussi à se maintenir face à R. Khadjimba. Si Moscou n'a pas voulu imposer ce dernier par la force, il a dans le même temps réussi à l'imposer comme vice-président. L'essentiel a été sauvegardé aux yeux de Moscou, la stabilité de la région et la sauvegarde des intérêts russes. V. Poutine n'a défendu la candidature de R. Khadjimba qu'autant qu'elle représentait la continuité de la politique du président sortant V. Ardzinba.

R. Khadjimba avait eu le temps de lier de nombreux contact avec les Russes, puisque c'est lui qui dirigeait réellement l'Abkhazie depuis avril 2003, date de la maladie de V. Ardzinba et date à laquelle il fut nommé premier ministre. Il avait provoqué l'essor de l'économie locale, cimenté les liens économiques avec la Russie, lancé la politique d'obtention de la nationalité russe, obtenu que Moscou verse de vraies pensions aux retraités.

Le Kremlin a été pris de court par le soutien obtenu par S. Bagapsh. Pour autant, le niveau des interlocuteurs et des entremetteurs russes (Igor Ivanov, président du Conseil de Sécurité, N. Patrouchev, directeur du FSB, V. Kolenikov, vice-procureur général) montre le soin qu'a mis Moscou à éviter la crise. Si S.Bapash avait représenté une menace tant soit peu importante contre les intérêts russes, il aurait été probablement éliminé. Se braquer contre Moscou n'était pas non plus dans l'intérêt de S. Bagapsh dans la mesure où il tire l'essentiel de sa fortune de ses affaires en Russie.

On est allé trop loin en présentant ces présidentielles comme une lutte entre S. Bagapsh et Moscou. Elles n'étaient qu'une lutte entre deux hommes - R. Khadjimba et S.Bagapsh - cherchant tous deux à s'emparer du pouvoir afin d'améliorer encore leur emprise personnelle sur tel ou tel secteur économique. Aucun de ces deux hommes n'a de projet de société à offrir à l'Abkhazie, pas plus qu'ils n'offrent de résoudre le conflit autrement que par la pérennisation de la dialectique classique de l'alignement sur Moscou.


Notes

(1) À l'été 1992, l'action des troupes géorgiennes conduisit à 200 morts abkhazes et à des centaines de blessés. Le 27 septembre 1993, l'action des troupes abkhazes renforcées d'éléments arméniens (vivant en Abkhazie) et d'éléments tchétchènes, ainsi que de forces militaires extérieures (attribuées à la Russie), conduisit à 10.000 morts géorgiens et au déplacement de 200 à 300.000 Géorgiens vivant en Abkhazie (Source MONUG).

(2) En 1989, la population d'Abkhazie avait été recensée à 525.061 personnes, dont en particulier 239.900 Géorgiens, 93.461 Abkhazes et 76.500 Arméniens (Source URSS). En 1997, elle était évaluée à 203.000 personnes, dont en particulier 71.050 Abkhazes, 46.690 Arméniens et 40.600 Géorgiens. En 1999, 219.534 personnes étaient déclarées en droit de voter (Source République autoproclamée d'Abkhazie, chiffre identique à celui de 1989 et sujet à caution). En 2000, les ONG estimaient que la population d'Abkhazie se situait entre 130.000 et 150.000 personnes, principalement âgées (Source Action Contre la Faim et Croix-Rouge).

(3) Les Mingréliens, habitants de la Mingrélie (province de Géorgie voisine de l'Abkhazie), sont d'ethnie géorgienne, de religion chrétienne orthodoxe et ont donné à leur pays ministres et président de la république lors de l'indépendance de la Géorgie, tant en 1918 qu'à partir de 1991.

N. B. Géorgie+ est un journal franco-géorgien fondé en 2004. cf. La revue francophone de Tbilissi "Géorgie +" disponible en France

Voir aussi :
-  Géorgie : les racines de la crise abkhaze (mars 2004)
-  Géorgie : quelle signification à l'élection controversée du nouveau président de l'Abkhazie (octobre 2004) ?
-  Géorgie : fin des hostilités partisanes en Abkhazie (2004)
-  Géorgie : Sergueï Bagapsh, ex-candidat de l'opposition, élu président de la république autoproclamée d'Abkhazie (janvier 2005)



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