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Kirghizstan : le clivage Nord-Sud en questions, selon Boris Petric, chercheur à l'IFEAC (mai 2007)


mercredi 9 mai 2007, par Camille Magnard/Mathilde Goanec

Les derniers évènements politiques - « Révolutions des tulipes » en mars 2005, manifestations de novembre et d'avril derniers - n'ont eu de cesse de réactualiser le clivage Nord-Sud qui existe au Kirghizstan. Boris Pétric, chercheur en anthropologie politique au CNRS et spécialiste de l'Asie centrale, revient sur les origines et l'actualité de ce clivage, pour mieux le dépasser. Nous le rencontrons à Bishkek, lors d'un colloque organisé dernièrement par l'IFEAC, sur l'histoire, la politique et la culture des identités en Asie centrale.

COLISEE : Au cours du colloque de l'IFEAC, on a beaucoup parlé des questions ethniques, tribales, claniques en Asie centrale… Au Kirghizstan, on parle aussi beaucoup du fameux clivage entre le Nord et le Sud du pays. Quels en sont les fondements ?

Boris Petric : En fait, quand on parle de la situation actuelle, qui évoque l'importance du régionalisme, du factionnalisme, du tribalisme, on est obligé de revenir à l'histoire politique du pays. La population kirghize a vécu à différents endroits et s'est installée sur les contreforts du Tian Shan au 18ème siècle. La colonisation russe, qui intervient à la fin du 19ème siècle, est un moment important pour l'histoire kirghize. Avant elle, les Kirghizes du Nord vivaient dans un espace social commun, isolés par une barrière montagneuse, alors que les Kirghizes du Sud étaient tournés socialement vers le Khanat de Kokand [1], pour des raisons économiques, sociales, culturelles… Dans les premiers temps de la colonisation, une tribu kirghize du Nord, les Saribaldish, fait allégeance au pouvoir colonial russe pour se protéger de l'influence chinoise. Au moment de la création de la République kirghize, en 1936, on a mis ensemble ces deux identités Nord-Sud, ces deux espaces sociaux.

Est-ce qu'il n'y avait pas déjà une vraie division sociale entre sédentaires et nomades ?

Généralement, les gens du Nord sont beaucoup plus associés à l'élevage et à la mobilité, alors que les Kirghizes du Sud sont plus sédentarisés, associés à l'agriculture. On peut aussi parler de l'influence de l'Islam chez les gens du Sud, tandis que le Nord, région plus montagneuse, plus difficile d'accès, a été beaucoup moins sensible aux influences de l'Islam et beaucoup plus proche, beaucoup plus concernée par l'influence de la culture russe.

Ce clivage-là a-t-il été utilisé par le pouvoir soviétique ?

À l'intérieur de cette République kirghize, il y avait bien sûr un seul parti, le Parti communiste. Même si ce n'était pas un système démocratique, il y avait quand même un jeu politique qui a longtemps opposé la partie Nord du pays à la partie Sud… Cela correspondait à un clivage géographique, mais également à un clivage dans la manière dont le système soviétique avait découpé la République kirghize : pendant longtemps, il va y avoir uniquement deux oblasts [2]. Et Moscou arbitrait les conflits locaux en organisant une circulation du pouvoir entre la partie Nord et la partie Sud.

Ce clivage est donc sous contrôle, pendant la période soviétique… Qu'en est-il au moment de l'indépendance ?

À ce moment apparaît un processus de démocratisation, avec un Président, Askar Akaev, qui est resté à la tête du pays pendant près de 15 ans… Lui-même, dans sa lecture de l'organisation du pouvoir, a toujours tenu compte de cette réalité politique. Bien sûr, il a assis son pouvoir sur la faction Nord dont il est issu, mais il a en permanence tenu compte du Sud… Kourmanbek Bakiev, par exemple, a été à un moment donné le premier ministre d'Akaev, car ce dernier avait conscience que périodiquement, il fallait faire tourner le personnel politique. Akaev s'est tenu à ce rôle d'arbitre qu'il s'était fixé.

On analyse aujourd'hui encore très souvent les soubresauts politiques du pays au regard de cette opposition régionale. Cette lecture est-elle toujours pertinente ?

C'est quand même quelque chose d'important, si on regarde la distribution du pouvoir, qui tient les services secrets, la police… On ne peut que constater que le Président actuel a mis des hommes de confiance à des postes clés. Après cela, on voit bien que c'est beaucoup plus compliqué et que cela dépasse souvent les logiques tribales ou identitaires. Il est trop simplificateur d'imaginer que les gens du Sud votent systématiquement pour les gens du Sud. C'est plus compliqué.

Pourquoi en revient-on toujours à cette simplification ?

Je crois que l'héritage reste quelque chose d'important dans la vie politique, mais ce qui a changé, c'est l'organisation du territoire kirghiz… Le Kirghizstan est aujourd'hui découpé en sept oblasts, et non plus en deux. Et même s'il reste des factions sur une base régionale, cela s'est complexifié. On voit bien qu'il y a eu une translation des élites. Aujourd'hui, étant donné que l'État joue un rôle minimal, le fait d'être gouverneur ou « hakim » ne vous place plus à la tête d'aucune ressource. Par contre, ces gens-là, au début des années 90, ont utilisé leurs postes pour profiter de la privatisation. Le pouvoir s'est ensuite déplacé des oblasts vers le Parlement, qui est devenu un lieu politique stratégique où toutes les élites veulent désormais pénétrer. Ce qui peut devenir conflictuel comme en Mars 2005. Pourquoi veut-on devenir député ? Pour bénéficier de l'immunité parlementaire, qui est une garantie pour protéger ses activités privées et économiques. Les électeurs, quant à eux, s'alignent politiquement sur des personnes qui ont une légitimité locale, mais surtout sur ceux qui ont la capacité de redistribuer des ressources. Et ces députés, qui sont aujourd'hui au Parlement, sont cette nouvelle élite qui s'est approprié les ressources.

Quel type de ressources ?

Le Kirghizstan avait une fonction précise dans le plan soviétique, à savoir l'élevage de moutons, pour approvisionner en laine l'économie textile de l'URSS toute entière. Le Kirghizistan a perdu à l'indépendance 90 % de son cheptel, une vraie catastrophe économique, dont les institutions internationales, qui ont provoqué ce que l'on appelle une thérapie de choc, sont largement responsables. Le Kirghizstan est devenu un pays qui ne produisait plus rien ! Et la stratégie des élites a été de mettre la main sur le commerce, l'activité économique qui a permis de recomposer les rapports sociaux. On le voit notamment à travers la composition du Parlement, où de nombreux des députés ont des activités économiques importantes. Certains d'entre eux sont ce que l'on appelle des « Bazarkoms » (propriétaires de bazars). Le bazar est un lieu stratégique, car on y contrôle les ressources, mais on peut aussi créer des rapports de dépendance avec les gens, et créer ainsi une clientèle politique. En faisant une analyse du Parlement, sur 75 députés, on constate une très forte homogénéité sociale. Au final, tout ce discours sur l'identité, le tribalisme, sert aussi à cacher les nouvelles formes d'inégalités sociales dans la société kirghize.

On continue donc de présenter le régionalisme comme un élément déterminant, afin de masquer d'autres réalités ?

Qu'est ce qui s'est passé après la révolution ? Il y a eu de nombreux assassinats politiques. Quelles ont été les victimes de ces assassinats ? Ce sont les députés propriétaires de bazars. Le propriétaire du bazar de Kara Suu, le propriétaire du bazar des voitures d'occasion à Bishkek… Donc on voit bien qu'il y a des tensions sur les ressources. Au-delà des discours identitaires, regardons les pratiques ! Ce qui crée vraiment des tensions, est-ce réellement tout ce discours idéologique sur l'identité ? Cela ne veut pas dire que ce n'est pas important, mais cela veut dire qu'il y a d'autres critères qu'il faut prendre en compte, pour comprendre la réalité politique de ce pays.

Le fait que le Kirghizstan soit passé au libéralisme, de façon rapide et plutôt violente, a aussi transformé l'appréhension du fait régional ?

Cela a une implication énorme. En Ouzbékistan, le fonctionnement du pouvoir est lié aussi à l'appropriation des ressources. Mais pas exemple, le Parlement ne joue aucun rôle ! C'est la nomination des personnels politiques qui fait que les directeurs de Kolkhozes, maîtrisent les ressources. Tandis qu'ici, il y eu une vraie privatisation : des familles se sont aliéné des ressources, et les gardent. Donc, à terme, cela veut dire la création d'une société de classes.

En cela, par son histoire post-soviétique, le Kirghizstan est un terrain d'étude très différent des autres républiques d'Asie centrale ?

Pour moi, c'est clair. On interprète tous ces conflits actuels en estimant que c'est un mauvais signe pour la démocratisation du pays. Mais la démocratie, c'est le conflit. C'est, dans un espace public, la confrontation de différentes opinions. Ce qui fait défaut, c'est l'existence de partis politiques qui représentent différents projets de société. Je ne pense pas que toutes ces histoires de régionalisme vont déboucher sur l'éclatement du pays, mais plutôt sur une vie politique où on va garder des éléments régionalistes mais qui verra aussi l'émergence de questions idéologiques.

Si on peut être optimiste sur la mise en place d'un système démocratique, on peut quand même se poser la question des conséquences politiques de l'accroissement des inégalités sociales ?

Ca, c'est une véritable question. Analysons la « Révolution ». Est ce que les gens se sont mobilisés sur des questions politiques ou sur un ras-le-bol des inégalités sociales ? J'ai tendance à penser que le deuxième aspect est très important. Alors, aujourd'hui, on n'est pas encore dans une phase de construction de rapports de classes, mais ce qui est important, c'est que si l'on continue dans cette logique régionaliste, il y a d'autres leviers qui peuvent utiliser cette question des inégalités sociales. Notamment l'Islam, qui a un discours sur la répartition des richesses, qui a un discours sur la question sociale. C'est l'un des dangers pour ce pays.

Propos recueillis par Camille Magnard et Mathilde Goanec.

Retrouvez plus d'informations sur l'Asie centrale sur leur site www.reporters-asiecentrale.net.


[1] ancienne capitale religieuse et politique située dans ce qui est aujourd'hui la vallée du Ferghana ouzbek

[2] oblast : région administrative dans les républiques ex-soviétiques



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